Je fais partie de celles et ceux qui ont découvert Ahmet Altan au travers de Madame Ayat, ce beau roman où transparaît son amour et sa tendresse pour la gente féminine. Le thème de l’enfermement s’y trouvait déjà mais dans “ Je ne reverrai plus le monde”, il est le sujet principal de ce recueil de textes écrits pendant ses années d’incarcération. Paru sous le manteau dans son pays, il est traduit en français chez Actes Sud l’année de sa sortie de prison en 2019.

Le résumé
Ahmet Altan est romancier, essayiste et journaliste, il était aussi rédacteur en chef du quotidien «Taraf» jusqu’au 15 juillet 2016. À cette date, la Turquie s’enflamme, des milliers de personnes descendent dans la rue à Istanbul et à Ankara suite à une tentative de putsch. Le lendemain commence une vague d’arrestations parmi les fonctionnaires, les enseignants, l’armée et les journalistes. Ahmet Altan fait partie de ceux-là, il sera condamné à perpétuité, accusé d’avoir appelé au renversement du gouvernement de l’AKP. Ahmet Altan a 69 ans.
Ces textes sont écrits du fond de sa geôle. Poignants, remarquablement maîtrisés, ces allers-retours entre réflexions, méditations et sensations expriment le quotidien du prisonnier mais ils disent aussi combien l’écriture est pour lui salvatrice. Tel un credo il s’en remet à son imagination, à la force des mots qui seule lui permet de survivre et de franchir les murs.
Un livre de résilience exemplaire.
Ce que j’en dis…
Ce qu’il décrit de son quotidien dans les geôles turques, quand bien même c’est de son expérience singulière dont il s’agit, revêt quelque chose d’universel. Cela pourrait se rapporter à bien des endroits dans le monde où exprimer ses idées par la plume constitue un danger de la plus haute importance pour le pouvoir en place et où la délation règne en maître…
Dans les premières pages de ce récit, Ahmet Altan évoque une scène du passé où, petit garçon, il assiste à une des nombreuses arrestations de son père. Lors de l’irruption de la police chez lui, qu’il décrit comme une répétition de la même réalité, lui revient alors une réplique de son père qu’il va s’approprier : Suite au refus des policiers de partager un thé, de sourire avec ces mots “ C’est pas un pot-de-vin, vous pouvez en boire” ! Même flegme à la vue du paquet de cigarettes tendu dans le véhicule qui l’emmène en prison et qui lui vaut cette phrase pleine de dérision “ Merci, je ne fume que quand je suis tendu”.
Comment ne pas sombrer face à l’arbitraire ? Ahmet Altan va trouver des ressources insoupçonnées dans ses souvenirs littéraires qui mettent en lumière son immense érudition et son éclectisme, occasion de nous prouver, s’il nous arrivait d’en douter, à quel point lire peut être salvateur !
Certes d’autres auteurs se sont exprimés sur ce sujet, mais il se dégage de son écriture une forme de poésie et d’onirisme qui m’ont touchée. Le pouvoir en place peut entraver la liberté des individus, les isoler physiquement ou les cantonner à des espaces restreints où la promiscuité s’ajoute à la frustration. En revanche, il n’a aucune prise sur l’imagination et sur le recours possible à des souvenirs apaisants ou stimulants pour l’esprit.
Dans ces quelques textes, il est aussi beaucoup question d’humanité et d’empathie car Ahmet Altan affectionne son prochain, lui l’agnostique. Il l’évoque face au jeune professeur qui prie en silence pendant des heures et aussi devant la détresse de ce haut gradé de l’armée qui sait sa petite fille gravement malade et qui pleure son impuissance à la soutenir.
Ces pages où il décrit le comportement des juges dans leurs robes noires frangés d’un col rouge, totalement indifférents aux plaidoiries, en disent long sur l’arbitraire qui règne dans les tribunaux… Une parodie de justice en somme. Cela ressort bien des propos relatés dans le récit intitulé “ les ennuis du juge” lors de la prononciation du verdict après trois minutes de délibéré qui leur a fait rater le service de la cafétéria de 17 heures et valoir six ans d’incarcération à l’écrivain ! Et l’auteur de conclure par ces quelques mots : “ Nous étions bien tristes tous les deux. Mais je crois que le juge était quand même plus triste que moi.”
Sorti de prison mais toujours en résidence surveillée dans son pays, l’auteur de “Je ne reverrai plus le monde” conclut son recueil par ces deux phrases pleines de sens : “ Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m’enfermerez jamais. Car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : Je passe sans encombre les murailles.”
Je ne reverrai plus le monde, de Ahmet Altan est publié aux éditions Actes Sud.
Le livre broché de 224 pages est vendu 19,50€.
Paru le 4 septembre 2019.
