Il y a une dizaine de jours qu’est sorti en librairie un livre documentaire unique en son genre, Rock’n’roll Justice, de Fabrice Epstein, édité par La Manufacture de livres.
L’auteur a gentiment accepté de me rencontrer afin que nous puissions faire plus ample connaissance.

Fabrice Epstein : l’interview
Je n’interview pas systématiquement les auteurs que je chronique, loin de là, mais parfois il y a une envie bilatérale de se rencontrer, ce qui fut le cas avec Fabrice Epstein qui a accepté de répondre à quelques questions plus ou moins originales. La discussion fut riche, je ne peux donc pas la transcrire dans son intégralité. Suivent donc quelques extraits choisis.
Comment et où as-tu trouvé la matière pour tes articles publiés dans Rock’n’roll Justice ?
Bien que je sois un fou de rock depuis que j’ai dix ans, je ne suis pas un grand lecteur de rock critique, ni de bio d’artistes. Ceci dit, je pense que dans toutes les grandes bios de rockeurs il y a des affaires judiciaires : Les Doors en premier lieu, Keith Richards en a une flopée. Il y a aussi des histoires de gros contrats. Étant un grand fan de Dylan, mais pas connaisseur sur cet aspect-là, je savais qu’il avait une relation très houleuse avec Albert Grossman. Après j’ai rencontré des figures comme Maurice Lévy, Allen Klein qui jonchent l’histoire du rock depuis toujours et finalement la première affaire à laquelle je me suis vraiment intéressé c’est My Sweet Lord d’Harrison parce que je suis un fan absolu d’Harrison. J’ai toujours su qu’il y avait cette question du plagiat qui planait mais je n’avais jamais vraiment compris les tenants et les aboutissants de cette affaire, bien qu’étant moi-même avocat.
Là, effectivement, la matière est à portée de main. C’est simple de trouver tous les arrêts de l’affaire Harrison, de 72-74, jusqu’à la fin du procès, mais pour les comprendre ce n’est pas du tout évident. Il faut les lire en anglais, se faire mal, essayer de recouper avec des biographies, c’est un travail qui est long.
Après il y a des dossiers qui sont plus rebattus que d’autres. Stairway to Heaven, on trouve des choses, la décision est très simple à comprendre, l’auto-plagiat de Fogerty, mais c’est vrai qu’il y a certaines affaires qui sont difficiles à comprendre.
J’ai donc essayé d’être pédagogue, ça a été mon but premier parce que moi aussi, en tant qu’avocat j’avais du mal à comprendre le procureur, le juge, les parties civiles. Ce n’est jamais vraiment clair et le but de ce bouquin c’est peut-être de dire que le rock peut rendre la justice accessible et compréhensible.
Et pour les fans de rock, c’est l’occasion de pouvoir découvrir que l’histoire ne s’arrête pas aux studios, aux concerts, mais qu’elle va un peu plus loin. Elle change la société, elle attaque la morale. Dylan est cité par les tribunaux américains, donc là on est loin dans l’exercice. Et tout ça, j’avais envie de le dire.
Certes je ne suis pas Philippe Manœuvre mais je suis avocat et cet angle de rédaction pour traiter de l’aspect juridique des affaires me donne une légitimité particulière. D’autant plus que cette approche est inédite que ce soit en France, aux Etats-Unis ou ailleurs.
J’ai commencé par écrire quelques articles pour Rock&Folk qui a aimé le concept, j’en ai d’ailleurs extraits certains pour les mettre dans le bouquin. Il y en a quarante nouveaux pour commencer d’écrire cette histoire judiciaire qui n’est bien sûr pas exhaustive. J’ai d’ailleurs déjà été invité à écrire un tome 2 pour combler les lacunes.

J’ai remarqué que les passages en anglais dans l’ouvrage ne sont pas traduits. Est-ce que c’est un choix de l’éditeur ? Doit-on considérer aujourd’hui que la maitrise de l’anglais est un prérequis à la culture ?
Je n’en sais rien. En ce qui concerne la culture rock peut-être, par exemple si on a envie de comprendre Dylan … C’est peut-être moins important avec les Rolling Stones, bien qu’ils ne chantent plus Brown Sugar ça reste peut-être important de savoir si leurs paroles sont toujours d’actualité ou pas.
Mais pour être honnête, en écrivant le livre je ne me suis pas posé la question. Quand il y a juste quelques mots comme « we have a deal », je me suis dit que c’était assez simple.
C’est vrai que les paroles de Dylan ne sont pas traduites parce qu’elles me semblaient évidentes aussi et que j’avais envie que le lecteur face l’effort le cas échéant. Mais en fait ce n’est pas un parti pris, je ne me suis pas posé la question du tout.
Je trouve par ailleurs que l’utilisation de l’anglais joue un rôle dans le rythme.
Combien de temps t’a-t-il fallu pour réunir toutes les sources ?
J’ai fait ça sur le long terme. Au départ j’écrivais mes affaires pour Rock&Folk l’une après l’autre. Chaque affaire m’a demandé environ une journée entière de recherche, fractionnée, bien entendu, et une demi-journée d’écriture.
Pour le bouquin, je me suis davantage isolé, j’ai cherché en masse, j’ai trouvé, ce qui est très agréable. Tout cumulé c’est presque un an de boulot pour ce livre.
J’avais aussi en tête des questions d’ordre moral sur le fonctionnement de la justice. Par exemple, juge-t-on différemment un Noir ou un Blanc ? Aux Etats-Unis on peut répondre facilement à cette question. Mais en France, va-t-on traiter pareillement Booba et Johnny par exemple ? Je ne suis pas un philosophe du droit, j’essaye donc de rester à ma place, je suis avocat et fan de rock, je vis avec Hurricane Carter depuis que j’ai dix ans. J’écoute cette chanson tous les jours depuis presque trente ans. Je me sens à l’aise pour en parler.
Justement, je m’intéresse beaucoup aux questions morales, et même spirituelles et j’ai remarqué que ton livre contient de nombreuses références bibliques. Est-ce qu’à tes yeux la Bible constitue le fondement de la justice et est-ce pour ça que tu l’emploies souvent ?
Que cela constitue la base de la justice c’est évident, jusque dans le décorum : il y avait des crucifix dans les cours d’assise jusqu’en 1905. Il y a un mélange État-Justice-Religion qui est évident. Mais je ne l’utilise pas pour ça. C’est dans mon sang, c’est ma culture. Je suis Juif de culture, de religion aussi même si je ne suis pas très pratiquant, mais j’ai été biberonné à ça. Et quand je vois Dylan, je sais que c’est aussi son cas, qu’il le veuille ou non, ça coule dans le sang du Mississipi un peu comme chez les Noirs Américains qui ont ce rapport à la religion.
C’est plutôt un lien entre musique et religion qui est indissociable pour moi, ou rites et musique, qui est fort. Quand j’entend Dylan ou Cohen, qui sont deux Juifs, ils chantent un peu comme ça. Mais Patti Smith chante aussi un peu comme ça, comme des prêtres. Mais des prêtres du temple de Jérusalem plus que des prêtres d’église : la ritournelle, le ton, l’incantation. Il y a un côté shtetl, petite ville juive, dans cette influence et c’est important pour moi de le souligner.
Quand je parle de Léonard Cohen, bibliste connu et reconnu, je ne peux pas dire que ce n’est qu’un homme de lettres.
Dans ton livre tu dis que la justice ramène à la morale, parfois de manière presque réactionnaire. Or, on vit une époque de grands bouleversements moraux que tu mets en lumière.
Le rock met à l’épreuve la justice et parfois son ridicule. Quand les Sex Pistols se retrouvent au tribunal on est dans le procès spectacle et ridicule, qui d’ailleurs va se retourner contre l’Angleterre. Je trouvais important de souligner que la justice doit faire face à la morale. Même si elle est parfois bégueule elle sait prendre les bonnes décisions aussi.
Ce que je trouvais intéressant c’est aussi cet aspect ‘service secret’, il y a tout un chapitre là-dessus, sur le fait que les artistes font peur. Et quand quelqu’un fait peur à un État, la justice est très servile. Les magistrats vont souvent là où le vent souffle pour reprendre une formule de Dylan, where the wind blows, et ça c’est assez triste parce qu’on ne trouve pas beaucoup de magistrats courageux. Et le rock a éprouvé cette notion-là avec le combat des droits civils et civiques, notamment aux Etats-Unis où on a ressenti cette servilité totale des juridictions. Heureusement il y a la Cour Suprême qui donne voix au chapitre à des gens étonnants qui eux-mêmes citent Dylan. The times are changin’, les temps changent. Et le rock va aider la justice à évoluer. C’est le cas avec Lennon qui va faire en sorte que l’administration plie et plus tard Obama peut régulariser des gens qui vivent aux États-Unis mais qui y sont entrés de façon irrégulière. C’est un bel héritage que laisse le rock.

Il y a donc trois éléments : rock, justice et morale. Est-ce que la justice tend à figer la morale et le rock à la faire évoluer ?
Il est certain que le rock veut faire évoluer la morale, tout cela est très ancré dans une période. Il y a deux chapitres qui montrent bien que le rock choque la morale. Elvis the pelvis qui se déhanche et l’Amérique est choquée. Et quand vingt ou trente ans plus tard Madame Gore veut qu’on applique sur les CD la mention explicit lyrics. Or, maintenant les gens disent que le temps d’Elvis était un temps innocent et que le fait de déhancher son bassin ne voulait pas dire grand chose. Tout ça est donc à géométrie variable mais finalement le rock fait évoluer la morale, souvent en la tournant en ridicule. Même si dans l’époque ce qui est considéré comme ridicule aujourd’hui était vu comme très sérieux. La justice est là pour arbitrer avec beaucoup de sang-froid et moins de subjectivité que la musique ou la morale. La justice doit avoir la tête froide.
On parlait de dérives morales, l’amour de l’argent, le culte de la personnalité, la corruption. Toi qui es dans le monde des affaires comment tu deales avec ça ?
Je n’ai nullement le sentiment de faire des choses amorale ou immorales. Pas du tout. Mon job ne me le dicte pas et si la situation devait de présenter je ne le ferais pas. Je n’ai pas de problème avec ça. Ce que je remarque dans mon livre c’est que les managers, eux, n’ont aucun scrupule à dépouiller les artistes de leurs œuvres ou à négocier des contrats très en leur faveur. Cela étant c’est grâce à ces gens-là que l’industrie musicale s’est créée et qu’elle existe telle qu’elle est. Cet état de faits en a même aidé certains. Quand David Bowie s’est fait avoir pas son premier manager, il est ensuite devenu un homme d’affaires redoutable. Dylan c’est la même chose.
Une dernière question : comme tu aimes bien la Bible, qu’est-ce que tu penses de la tirade paulinienne qu’on trouve en 2 Timothée 3:1-5 ?
« Mais sache ceci : dans les derniers jours, il y aura des temps difficiles à supporter. Car les gens seront égoïstes, amis de l’argent, vantards, orgueilleux, blasphémateurs, désobéissants à leurs parents, ingrats, infidèles, sans affection naturelle, calomniateurs, sans maitrise de soi, cruels, sans amour du bien, traîtres, entêtés, gonflés d’orgueil, amis des plaisirs plutôt qu’amis de Dieu, ayant une apparence d’attachement à Dieu, sans que le force de l’attachement à Dieu influence leur vie. De ces gens-là, détourne-toi. »
Moi je suis plutôt optimiste. Je veux croire que dans cette foule il y a quelques personnes, pas forcément qui sortent du lot, mais qui véhiculent des valeurs qui peuvent nous tirer vers le haut. Je vais te répondre avec une phrase de mon grand-père qui disait la chose suivante : « je crois que lorsque l’on parle sans haine c’est déjà une part de bonheur ».
Je ne sais pas si c’est quelque chose qui peut changer le monde mais le fait d’avoir au moins une discussion sans haine c’est un vrai début. Je le dis d’expérience. Et j’ai écris ce livre de manière apaisée. Je ne dis pas qu’aujourd’hui il n’y a pas d’enjeu rock, mais moins que dans les années 60, 70.
Mais il faut quand même que je réponde par la Bible. Le livre peut nous sauver. Pas le Livre, pas forcément la Bible, mais l’amour du livre, le goût du livre. Et c’est cette phrase d’Ézéchiel qui dit « j’ai mangé le livre et il eut un goût de miel ». Je crois beaucoup à ça. Je crois beaucoup à la capacité pour quelqu’un qui ne lit pas, qui est très loin de tout ça, de découvrir quelque chose, de s’épanouir dans la lecture, dans des choses plus intéressantes que Netflix, que les séries, etc. qui polluent tout le monde. Tout n’est pas à jeter, évidemment mais je crois que la lecture est quelque chose d’assez salvateur.
Je ne rentre pas dans toutes les politiques des uns et des autres, dans les associations etc. parce que je ne crois pas beaucoup à ce genre de choses, je crois plutôt au courage individuel. Il faut être courageux individuellement. Il faut essayer de trouver des gens autour de soi qu’on peut aider par le livre. Le livre a un goût de miel, quel que soit le livre, il est là pour nous sauver. Pas forcément celui de Fabrice Epstein mais plein de livres. En tout cas celui-là est là pour nous distraire.
Non, je ne veux pas voir tout comme Timothée, je pense qu’il y a encore du soleil, c’est peut-être l’aube …
[…] J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec l’auteur au sujet de son nouveau livre et il avait évoqué cet autre bouquin publié en 2019 chez un autre éditeur, Les éditions du cerf, en rapport avec le génocides rwandais. Il me l’a gentiment offert. L’interview est disponible ici. […]
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