Je ne suis qu’un modeste blogueur. Je ne suis pas journaliste. Mais j’ai parfois le privilège de pouvoir rencontrer des artistes qui me touchent. C’est ainsi que j’ai eu le plaisir d’échanger quelques instants de discussion avec Arnaud Friedmann, l’auteur de La femme d’après.
Voici une sélection de quelques moments de cet échange où l’on parle de Stefan Zweig et d’Heidi dans la montagne.
L’entretien
Christophe Gelé : Le fait d’écrire à la première personne un roman où le personnage principal est une femme, n’est-ce pas un peu troublant pour un homme ?
Arnaud Friedmann : Non, mais comment dire. Ça m’enlève vraiment un filtre si je me dis que le personnage ce n’est pas moi. Du coup je me sens beaucoup plus libre, plus à l’aise pour parler. Y compris pour parler de moi d’ailleurs.
Je trouve plus fascinant de se glisser dans la peau de quelqu’un qui n’est pas soi. Ça m’a toujours fasciné, à la fois en tant que lecteur et en tant qu’auteur. C’est-à-dire que si j’arrive à me transporter dans une personnalité qui n’est pas du tout similaire à la mienne je vais ressortir de la lecture plus intéressé que si c’est l’histoire d’un mec de cinquante balais qui vit à Besançon. Ça va m’intéresser aussi mais ce ne sera pas la même chose. Et quand j’écris, c’est un peu ça.
Et le thème de l’âge c’est venu d’un questionnement personnel. Je me suis dit que si je l’écrivais à la première personne en tant qu’homme il y aurait sûrement un truc qui cloche, un ton que je ne trouverai pas ou quelque chose de cet ordre. Je me freine à chaque fois parce que je me dis que ce n’est pas une psychanalyse sauvage non plus, même si ça l’est quand même un peu. Mais le fait de me projeter dans un autre personnage m’enlève une pression.
Par exemple, j’ai écrit un livre qui s’intitule Grâce à Gabriel, qui met en scène un meurtrier. Mon idée de départ était d’aller dans un personnage éloigné de moi, un sanguinaire, un taré qui massacre une jeune femme puis qui fait à son cadavre des choses moralement répréhensibles. Et en fait, le fait qu’il ait mon âge et mon genre m’avait beaucoup perturbé. Je me disais que ça pourrait être moi et d’arriver à me mettre dans sa peau à ce point-là, c’était dérangeant.
L’année d’après, j’ai repris l’histoire du point de vue de la mère de la victime et ça m’a complètement enlevé cette espèce d’inquiétude de se dire qu’on est trop proche du personnage. Ça ouvre plus à l’imagination si tu te dis que ça n’est pas toi. Enfin, je ne sais pas comment dire …
CG : Tu expliques ça très bien. Je te remercie parce que je constate que tu réfléchis beaucoup à ce que tu es en train de dire, ça me fait vraiment plaisir.
AF : Juste avant La femme d’après, j’ai écrit un livre jeunesse en rapport avec mon mémoire d’Histoire. Or, quand tu fais des études d’Histoire, tu dois tout justifier, tu ne peux pas dire de bêtises, tu dois vérifier tes sources, voilà. C’est mon mode de fonctionnement, ça fait partie des choses qui me plaisent et d’ailleurs je continue à lire des livres d’Histoire parce que ça me passionne.
Mais du coup je crois que j’ai écrit en réaction à cela. C’est-à-dire que quand j’écrivais une phrase je voulais pouvoir être libre de ne pas avoir à tout justifier, pas besoin de prouver que l’archéologie étaye bien ce que je viens de dire. Ma seule exigence lorsque j’écris une œuvre de fiction, c’est qu’il y ait une certaine vraisemblance psychologique. Si c’est le cas, je me sens bien, j’avance dans l’écriture. J’ai l’impression que si je suis bien entré dans le personnage je n’ai pas besoin de me mettre des limites sur ce que je peux dire ou pas.
CG : Tu as fait quelles études en Histoire ?
AF : Le vingtième siècle et l’Histoire de l’immigration du Sud-Est asiatique en France à la toute fin du vingtième.
Actuellement, je suis en train d’écrire un deuxième livre jeunesse sur l’Histoire de l’immigration forcée des habitants des colonies, en l’occurrence du Viêt-Nam, dans les deux premières années de la seconde guerre mondiale, parce qu’après il n’y avait plus besoin de remplacer les soldats au front parce qu’ils n’y étaient plus. J’ai commencé ça.
CG : Trouves-tu plus facile ou plus difficile d’écrire pour la jeunesse ?
AF : C’est plus dur pour les mêmes raisons. D’un, c’est historique, donc ça m’a demandé un effort colossal pour ne pas dire de bêtises historiques. De deux, c’est peut-être une représentation un peu erronée que j’ai de la jeunesse mais en tout cas je me suis moins laissé aller dans le noir.
CG : Je pense qu’on a la même représentation erronée de la jeunesse. Ils ont besoin d’espoir quand même ces petits.
AF : Voilà. C’est une petite fille qui découvre que son grand-père a vécu dans un camp de rééducation, il a vu mourir tous ses copains de camp, donc ce n’est pas non plus Heidi dans la montagne. Mais le personnage est plus dans une logique de développement positif, elle essaye de se construire.
Après, pour en revenir à La femme d’après, je ne trouve pas le personnage antipathique. Il y a des gens qui le trouvent antipathique, je ne le trouve pas antipathique, ni passif, ni résigné.
CG : Non, personnellement, elle m’a beaucoup ému. On ne sait pas comment elle s’appelle d’ailleurs.
AF : Non, on ne sait pas comment elle s’appelle, ni à quoi elle ressemble, ni quel est son âge.
CG : Justement, c’est la question que je me posais : à un moment donné, elle dit qu’elle a soixante ans, dans le livre. Ailleurs, dans une critique du livre, j’ai lu qu’elle en avait quarante. Alors je me demande quel âge a vraiment cette femme. Quand je l’entend dire qu’elle a soixante ans je me demande si elle est sérieuse. Est-ce que c’est son âge véritable ?
AF : Non, soixante, c’est pour tester le fait de le verbaliser devant le gamin. Du coup, elle tape plus haut que son âge réel. En théorie on peut calculer son âge parce qu’il y a une référence…
CG : À ses filles adolescentes ?
AF : Non, à Tchernobyl. Parce que ça a eu lieu en 1986 et que c’est l’année de sa première histoire d’amour. On peut supposer qu’à moins d’être extrêmement précoce ou d’avoir eu sa première histoire d’amour à trente ans elle a vraisemblablement autour de quarante-cinq ans.
CG : À propos, est-ce que le fait de vieillir te fait peur ? Nous avons à peu près le même âge alors que tu fais beaucoup plus jeune que moi, c’est une grande injustice.

AF : Oui, oui. Ce sont mes propres appréhensions qui sont dans le livre, c’est certain.
CG : Mais le fait de les traiter dans la peau d’une femme rendait le questionnement moins violent.
AF : Ça a ajouté en fait, ça m’a intéressé de traiter ça parce qu’on avait souvent des discussions avec des copines, surtout plus jeunes, qui me disaient que jamais un mec ne peut comprendre ce que c’est pour une fille de rentrer seule le soir. Je ne suis pas d’un naturel spécialement … Il m’arrive d’être peureux. Donc je ne suis pas toujours rassuré quand je me balade dans la rue mais je trouvais intéressant cette projection dans le côté agression qui est liée au genre.
CG :Stefan Zweig, Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme. Est-ce que tu penses qu’il a joué un rôle dans ta façon d’aborder le texte, d’écrire à la place d’une femme ?
Je ne me suis pas dit : je vais me mettre dans la peau d’une femme pour impressionner les lecteurs.
AF : Je dirai non. Je ne me suis pas dit : je vais me mettre dans la peau d’un femme pour impressionner les lecteurs. C’est simplement le filtre que j’ai choisi pour raconter cette histoire. Je crois que lorsque je lis je me sens plus à l’aise si je ne sais rien sur l’auteur. En tout cas, je n’ai pas pensé consciemment à Zweig quand j’ai écrit.
Quand j’ai commencé à y réfléchir, l’exemple le plus connu c’est Flaubert avec Madame Bovary. À l’inverse, je suis en train de relire Les Mémoires d’Hadrien. C’est l’inverse, une femme qui se met dans la peau d’un homme. Mais je le lirais exactement de la même façon si ça avait été écrit par un homme. La première fois que je l’ai lu, je me suis dit que c’était un portrait d’homme vieillissant magnifique. Mais je ne me suis pas dit : c’est écrit par Marguerite Yourcenar.
CG : Donc pour toi ça tient vraiment du détail.
AF : Oui, mais je constate que les gens bloquent là-dessus.
CG : C’est peut-être moi qui suis ultra genré, je n’en sais rien, mais je trouve ça saisissant quand même. Je trouve que c’est vraiment une grosse valeur ajoutée. En plus de la beauté de l’histoire, en plus des enjeux, je trouve que ça ajoute vraiment beaucoup. Mais tant mieux si tu fais ça dans ton innocence, c’est bien.
AF : Je dirais que je prends le compliment mais est-ce que ça rajoute au bouquin ? Le même livre, écrit par une femme, serait moins intéressant ?
CG : Oui, je trouve qu’il aurait moins de valeur.
AF : C’est une phrase que je ne dis jamais à quelqu’un en direct alors je vais tester en regardant la caméra droit dans les yeux : Je ne suis pas d’accord.
Je suis très flatté quand on me dit que c’est une performance. Je le vois un peu comme un jeu qui me valorise mais je n’ai pas pensé que ça apportait au livre. Au contraire, j’avais peur que ça lui nuise.
CG : Mais non, justement, c’est ça qui est génial : c’est que ça ne nuit pas.
Je lis beaucoup. Cet été, je faisais partie d’un jury pour un prix de roman policier. Dans la sélection il y avait des romans policiers écrits par des femmes où le personnage principal est un homme, et tu sens que c’est une femme qui l’a écrit. Je ne lui en veux pas, c’est bien, il n’y a pas de problème. Mais tu le sens.
Alors que toi c’est comme si, tu vois, c’est comme … En blind test, à mon avis, personne ne va se dire : c’est écrit par un homme.
AF : Alors j’en ai écrit un autre qui est encore plus là parce que c’est le récit d’une grossesse. Il y a une sage-femme qui est venue me voir et qui m’a dit : j’aimerais bien que vous me disiez qui l’a écrit. D’abord parce qu’elle pensait que j’avais parlé de sa patiente, et ensuite elle m’a dit : ce n’est pas possible que ça soit vous.
Là, pour le coup, j’étais parti sur l’idée du défi : arriver à décrire cette situation-là, propre à la féminité, celle de la grossesse. Là, en commençant, il y avait la notion de défi. Est-ce que j’arriverai à me glisser dans la peau d’une femme enceinte ? Je n’avais pas ça quand j’ai commencé La femme d’après.
La femme d’après, c’était plutôt de choisir le biais d’un personnage féminin pour me permettre de parler de ça. Mais je suis quand même très content qu’on me dise que c’est réussi à ce niveau-là.
CG : Pour moi, ça l’est vraiment. Après, je ne sais pas si tu as reçu des retours où des gens se disent : c’est nul, quelle honte, quelle outrecuidance de vouloir se mettre dans la peau d’un femme mais je ne pense pas.
AF : Il y a des gens qui m’ont dit que ça les mettait mal à l’aise que ce soit un homme qui se mette dans la peau d’un femme et qui lui fasse penser les choses qu’elle pense, en rapport au corps. Il y en a quand même quelques-uns. Et puis l’autre retour négatif ce sont les personnes qui trouvent le personnage insupportable, qui ont une antipathie pour le personnage. C’est sûrement lié au fait qu’ils y voient la projection des fantasmes d’un homme. On en a parlé avec l’éditeur : à aucun moment je ne prétends dire que toutes les femmes réagissent comme ça. C’est plus un livre sur une singularité.
CG : Oui, c’est un vrai portrait.
AF : Elle est plus folle que femme. Ce qui la caractérise le plus c’est le fait qu’elle soit timbrée.
CG : Absolument, c’est évident.
AF : Et il y a la couverture aussi. Je ne sais pas si tu avais prévu d’en parler.

CG : Mais oui, la couverture est splendide. Les couvertures à La Manuf, elles sont géniales, avec les rabats, ça c’est magnifique. J’aime tellement les couvertures à rabats, c’est quelque chose de splendide. Et puis l’image en triptyque c’est … waouh.
AF : Je ne voulais absolument pas qu’on puisse la voir en fait. C’est ce qui est bien sur cette couverture, c’est qu’on ne la voit pas.
CG : On devine que c’est un corps de femme mais il n’y a pas de … oui, c’est super, la couverture est magnifique.
AF : Le titre est bien aussi.
CG : Le titre est bien aussi. Mais j’ai remarqué que les éditeurs indépendants font gaffe à tout. Gallimard par exemple, ils n’ont pas de couverture. Ni de première, ni de quatrième, ils n’ont rien. C’est juste Gallimard. Et voilà, on vend. Alors que, je collabore de très près avec La Manufacture de livres et avec Aux Forges de Vulcain et ils soignent tout, tout, tout, il y a un travail phénoménal qui est fait.
Donc comment tu considères ça, d’être passé par un grand éditeur et d’être maintenant chez un éditeur indépendant ? C’est davantage ton terreau, c’est plus là que tu vas continuer à écrire ?
AF : Mon but c’est d’être avec un éditeur qui me suive, avec qui je peux faire du chemin, qu’on avance ensemble. Et là, je trouve que ça se fait vraiment bien avec Pierre Fournier. Mon éditrice chez Lattès est partie chez Gallimard. Celle qui m’avait fait entrer chez Lattès n’y était plus, il y avait ça aussi, c’était peut-être le moment de changer.
CG : C’est souvent ça le moment de rupture. J’ai remarqué que les auteurs changent dans les grandes maisons en même temps que leur éditeur. Souvent ils le suivent d’ailleurs. Toi, tu n’étais pas tenté de la suivre chez Gallimard ?
AF : Elle ne me l’a pas proposé. Mais après, c’est compliqué d’aller dans de grandes maisons.
CG : En tout cas, ce ne sont pas ces sirènes-là dont tu apprécie le chant ?
AF : J’apprécie le chant parce que je trouve ça prestigieux mais au quotidien j’aime vraiment bien travailler avec des gens où je peux me dire qu’on va aller manger ensemble sans être dans la représentation, ça c’est vraiment … Toute l’équipe de La Manufacture, ce sont des gens avec qui je pourrais partir en vacances et mine de rien ça joue vraiment dans le fait d’y rester.
Un lecteur m’a dit que c’est parce que c’est le début de la relation et que quand ça marcherait moins bien ça se tendrait beaucoup. Mais pour l’instant on est toujours un peu dans cette phase de lune de miel …
CG : Pourquoi ça marcherait moins bien ? (rires)
AF : Il était plutôt drôle. Il me disait : au début tu t’entends bien avec l’éditeur mais comme au bout d’un moment l’auteur n’est jamais content de ce que fait l’éditeur, tu fais la gueule. J’ai dit : on verra, mais pour l’instant je suis plutôt content de ce que fait l’éditeur et des retours.
CG : Tu as des projets à La Manuf ou ailleurs, tu nous réserves de belles surprises ?
AF : Comme je t’ai dit, je travaille sur un livre jeunesse, donc là j’avais bien avancé cet été.
CG : Tu es édité chez quelqu’un d’autre alors, pour tes livres jeunesse ?
AF : Oui, chez Lucca éditions, qui fait de la vulgarisation scientifique. Ils demandent à un spécialiste très pointu sur un sujet de le mettre à la portée des enfants.
CG : Donc tu es un historien de Lucca éditions.
AF : Oui, ce sont les sciences molles, j’aime beaucoup.
CG : (Rires)
AF : Mais c’est pareil, c’est une drôle d’histoire. J’ai une copine de fac qui a fait sa thèse sur les lémuriens. Elle a mis ses recherches sur les lémuriens à portée des jeune de dix, douze ans, donc ça c’est super. J’avais lu le livre, j’avais trouvé ça chouette. Puis je me suis dit que ce serait peut-être l’occasion de faire passer les connaissances que j’ai sur cette période de l’Histoire de l’immigration en France qui est assez peu connue finalement, dont on parle peu.
Donc là, j’ai commencé à écrire un deuxième livre sur un sujet similaire mais que je n’ai pas étudié à la fac donc ça nécessite un peu plus de travail. Pour l’autre j’avais les infos mais là ce n’est pas un sujet que j’avais étudié donc je ne me l’approprie pas de la même façon.
Il me semble que j’ai trouvé le style qui va pour parler de l’histoire que je voulais raconter.
Et puis avec La Manuf, Pierre semble intéressé pour publier un de mes précédents livres dont j’ai récupéré les droits, parce que j’avais fait des bouquins avec une maison d’édition à Besançon qui a malheureusement fermé, donc j’ai récupéré les droits. Des textes que j’associe un peu à La femme d’après, parce que ce sont deux livres pour lesquels je me souviens avoir eu à un moment une sorte de flash en me disant, là, je sais que je vais faire le bouquin et que ça va marcher. Enfin, que ça va marcher au niveau de l’écriture. Les trois, c’était ça. Il me semble que j’ai trouvé le style qui va pour parler de l’histoire que je voulais raconter. Il y a une adéquation entre le style, l’histoire et le personnage que j’ai envie d’accompagner. Donc il regarde ça …
CG : Ça paraitrait en 2022 ?
AF : C’est difficile de se projeter parce que là je suis vraiment en train d’accompagner La femme d’après. Il faut voir. Mais comme c’était une toute petite structure avec de faibles moyens de distribution, juste un peu dans la région… Alors que La Manufacture a quand même une belle notoriété, nationale, des gros succès, des livres présents un peu partout.
D’ailleurs, mon coup de cœur de l’été 2020, c’était Ce qu’il faut de nuit (édité par La Manufacture des livres), et un mois après l’avoir lu, Pierre me propose d’être dans la maison, alors c’était chouette.
CG : Merci beaucoup pour cet entretien Arnaud.
La femme d’après, d’Arnaud Friedmann est publié par La Manufacture de livres.
C’est un beau livre de 200 pages, avec une couverture à rabats, vendu 18,90€.
[…] un roman. J’avais déjà eu un gros coup de coeur pour La femme d’après d’Arnaud Friedmann pour la même […]
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